L'archipel démultiplié



Poésie et politique : généalogie d'une antinomie théorique

 

ENTRE POETIQUE ET POLITIQUE

 

Dans son ouvrage, Le rideau déchiré, l’auteur, Milan Kundera, rappelle les circonstances de la double découverte qu’il fit, à l’occasion de son premier voyage à la Martinique : celle d’un poète et de son œuvre pionnière, Le cahier d’un retour au pays natal. Un poète, homme politique par surcroit, respecté et aimé des siens, n’y aurait-il pas là, dans cette coïncidence, quelque chose d’insolite, d’incompréhensible ? Le sentiment de surprise et de compréhension mêlées qu’exprime Milan Kundera a la force de sa vérité. D’autres témoins antérieurs ou contemporains, dont Michel Leiris, André Malraux, en ont attesté. Il n’est pas sûr toutefois que le sentiment des citoyens, des concitoyens, à l’égard du poète, se soit là éprouvé, par on ne sait quelle miraculeuse et bienheureuse exception, dans l’harmonieux équilibre d’une estime et d’une admiration partagées. Il y a, au sens lacanien du terme, « un cas Aimé ».  Comme si, de par son prénom (« Aimé ») tant que par son nom (« Césaire »), en association d’idées, par ironie, avec le nom canonique du fondateur de la dynastie impériale romaine, (« Caesar », « César »), il avait été préposé, prédisposé, prédestiné à endurer les épreuves d’une contradiction insurmontable, « aimé » et « mal aimé », adulé parce que mal aimé. L’intervention d’Aimé Césaire est, tant dans l’ordre poétique que dans l’ordre politique, d’une facture polémique. Son action poétique, comme son action politique, sont subversives. D’où l’interminable débat dont l’une et l’autre ont été et sont encore l’objet. Les rapports du poétique et du politique, tout au long du parcours accompli, sont à la fois d’inclusion et d’exclusion, de conjonction et de disjonction. L’engagement poétique précède le militantisme politique et sauvegarde constamment son autonomie statutaire et fonctionnelle. Mais en retour l’action politique, bien entendu, marque l’acte poétique de son empreinte. Interactive, interrelationnelle, la détermination est mutuelle et réciproque. L’œuvre d’Aimé Césaire acquiert en cela une valeur doublement paradigmatique, du point de vue de la « littérature[1] » et du point de vue de la « philosophie », tant du point de vue historico-anthropologique que du point de vue sociopolitique. La contradiction qu’a dû affronter et tenter de résoudre Aimé Césaire n’est point locale ni circonstanciée. Elle est d’une portée générale. Sa causalité n’a rien de biographique. Elle n’est ni accidentelle ni événementielle. Il s’agit d’une contradiction de nature généalogique, héréditaire, inhérente à l’institution littéraire elle-même, en elle-même. Les paradoxes de cette double intervention poétique et politique doivent être rapportés à une antinomie théorique constitutive, dès les premiers commencements de la philosophie grecque antique, selon la tradition socratico-platonicienne et aristotélicienne des rapports de la poésie et de la philosophie. Car le problème là posé excède les limites d’une expériences créatrice individuelle, singulière, contradictoirement vécue dans des circonstances particulières aux conditions socio-historiques d’une communauté encore soumise au joug du colonialisme post-esclavagiste.

 

 

 

POETE PENSANT

 

« La poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence ; elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » Et Mallarmé d’ajouter, dans la « Rêverie d’un poète français » sur Richard Wagner :  « L’homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves ». Phrase incompréhensible, redira-t-on. Tant il en est de la renommé de l’hermétisme auquel est, à tort ou à raison, attaché son nom. Mais qu’entend-il, Mallarmé, « par ce mot répété « explication » ? « Exactement ce que ce mot comporte : le déploiement de la Terre et de l’Homme en l’espace du chant. Non pas la connaissance de ce que l’un et l’autre sont naturellement, mais le développement – hors de leur réalité donnée et en ce qu’ils ont de mystérieux, de non éclairé, par la force dispersante de l’espace et par la puissance rassemblante du devenir rythmique – de l’homme et du monde ».  Mallarmé en assignant au poète pour devoir « l’explication orphique de la Terre » et au Livre « l’explication de l’homme » ne leur confère-t-il pas une compétence qui excède l’étendue de leur pouvoir ? Cette ambition n’est-elle pas extrême d’ainsi placer la poésie en un lieu où coïncident les visées de la poésie et de la philosophie comme si, dès lors, elles cessaient d’être hétérogènes l’une à l’autre pour s’établir en des rapports non problématiques. La préoccupation qui est à l’origine du projet poétique donne pour tâche au poète « de se risquer sur des plans où la réflexion n’est pas achevée ». « L’écrivain, réfléchissant et travaillant avec tous ses moyens de pensée, peut rassembler dans l’unité de son point de vue la variété des problèmes que son temps pose à l’esprit ». Contrairement aux attendus du postulat platonicien, « la poésie n’est pas l’ennemie de la pensée, bien au contraire elle attend de l’admirable raison dont l’esprit dispose qu’elle organise ce monde ».  La poésie « dispose d’un point de vue qui lui permet de critiquer la pensée d’une façon radicale, pour en incriminer l’esprit de système ». « L’écriture poétique s’ouvre à des profondeurs qu’elle ignore (…) dans cette région à la fois sismique et extraordinairement fertile où les concepts sont soulevés, fécondés,  par les mouvements du poème ». L’intuition poétique a ainsi partie liée, en philosophie, à « la pensée dite existentielle ». La méfiance platonicienne envers la poésie a engendré, plus qu’une hostilité, une mésintelligence totale de la poésie qui s’est répandue, pour très longtemps, jusqu’à Sartre avec qui, l’idéologique reprenant corps, une « phénoménologie de la poésie tendait à créditer la langue qui la portait d’un rapport intime à une vérité transcendante, supposée l’essence du poétique ». L’idée de la poésie ne peut que se renforcer très naturellement « dans cette situation où penser fait corps avec la découverte (…) des maux de la société ». « Comprendre ce qu’est la poésie, décider de ce qu’elle veut et de comment elle le découvre, c’est la nécessité d’une modernité où il n’y a plus de croyances, plus de dogmes ». Le travail poétique s’engage dans un désir de vérité qui requiert « la déconstruction de ces lectures antérieures reconnues grevées d’hypothèses métaphysiques, de rêveries de type spiritualiste, de préjugés politiques ; le dégagement de significations oubliées ou refusées, quelles que fussent celles-ci ; et pour accomplir cette tâche, la raison, la simple raison[2] ». L’intuition poétique tient que « la seule réalité, c’est l’être humain engagé dans sa finitude, c'est-à-dire le hasard et le temps ». « Délivrer une présence, une vie, des représentations inadéquates qui la recouvrent », telle est la tâche assignée.

GLORIEUX MENSONGE

Evoquant la découverte, horrifiée, au lendemain immédiat de l’après-guerre, des camps d’extermination, Yves Bonnefoy réplique : « Après Auschwitz ce n’était pas la poésie qu’on pouvait croire impossible, comme un philosophe le prétendit, mais bien plutôt la philosophie ! » Car, « à cause sans doute de l’incapacité conceptuelle à penser l’irréversibilité du temps, l’urgence des choix, la réalité du hasard, en bref la finitude pourtant inhérente à la vie, le discours occidental n’avait d’évidence, rien pressentit, rien pu empêcher, il n’avait pas su reconnaître les valeurs, les catégories dont l’échange humain a besoin ». Mallarmé, rappelle Bonnefoy, avait dénoncé « le glorieux mensonges » de la métaphysique et de la théologie « pour leur prétention à fonder l’être alors qu’elles ne bâtissaient que des mythes ». « La poésie, c’est rechercher le contact avec ce que la vie a d’immédiat, dans des rapports avec d’autres êtres qui en deviennent de l’absolu ». L’expérience poétique ne peut s’accomplir « qu’en délivrant la parole des systèmes conceptuels qui substituent » à la « plénitude sensible » de la vie immédiate, dans des rapports avec d’autres êtres, « leurs représentations abstraites[3] ».

La « scène primitive où s’inaugurent de tels rapports entre poésie et philosophie se déroule sous l’espèce d’un rituel conjuratoire[4] ». Exorcisme, expulsion, ostracisme, bannissement. Inaugural, fondateur, ce conflit entre poésie et philosophie conditionne le surgissement de la philosophie elle-même, en elle-même. En tant que discours critique la philosophie naît en se différenciant du discours poétique qui la précède et l’engendre. « La poésie et singulièrement le poème tragique sont absolument une condition de la philosophie de Platon, même si une part de l’effet de cette condition est de bannissement, d’exclusion, de polémique ; mais rien n’est plus conditionnant de la philosophie de Platon que l’existence de la poésie ;  d’ailleurs il en parle constamment, considère que c’est une question de la plus haute importance[5] ».

Langue d’origine et langue de l’origine, la poésie est conçue, selon la tradition à laquelle se rattachent Socrate et Platon, comme le premier d’entre tous les modes d’expression. L’état poétique « qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait d’un philosophe[6] », reconnaît Platon. Aristote en convient lui aussi : « c’est par l’émerveillement que les hommes, aujourd’hui aussi bien qu’à l’origine, ont commencé à philosopher[7] ». Procédant comme le discours poétique d’un état d’enchantement et d’étonnement devant le monde, le discours philosophique se fonde comme le discours poétique sur le langage. « Il n’y a point, à proprement parler, de langue philosophique, mais seulement un usage philosophique de la langue[8] ». Les philosophes présocratiques,  Hésiode, Pythagore, Parménide, Héraclite, Empédocle, ne créent pas une langue philosophique nouvelle, ils utilisent les formes d’expression, mètres, rythmes et vers dont avant eux se sont servis les poètes. Hegel a signalé le caractère pré philosophique du discours présocratique. Récusant la collusion primitive, pré-philosophique, de la philosophie et de la mythologie, l’intervention socratique a pour visée la substitution du logos, défini à la fois comme raison et comme discours, au mythos primitivement conçu comme parole et comme récit. Comme Socrate, Platon récuse la séduction des fictions poétiques. Une philosophie digne de ce nom, prosaïque, doit privilégier la forme la plus propice à la pensée interrogative et à l’accouchement maïeutique, à savoir le dialogue. Ainsi le discours philosophique s’est-il écarté du modèle poétique qui l’avait suscité.

Il faut toutefois rappeler que Platon, philosophe, mais d’abord poète, a dérogé lui-même aux proscriptions dont il frappait le discours poétique au profit du discours dialectique. La lutte qui met aux prises le philosophe, le sophiste et le poète, pour l’exercice du pouvoir dans le cadre de la cité grecque du IVème siècle, avant JC est une lutte poétique. Il ne s’agit pas tant, dès lors, de mettre la poésie au banc de la Cité que de l’assujettir à la philosophie. Pédagogique, l’objectif poursuivi est de restreindre la poésie au rang d’un instrument pédagogique, qui, ramenée désormais au mythe, serve à illustrer pour les expliquer, les concepts trop abstraits de la rationalité philosophique et de la rationalité scientifique. La poésie a été reléguée, dira Nietzsche, « un rang analogue à celui que, des siècles durant, cette même philosophie devait occuper par rapport à la théologie : le rang d’ « ancilla[9] » ». Il faudra attendre la charnière du 18ème siècle pour qu’il soit procédé à la revalorisation du discours poétique : « Quand la philosophie s’affermit, la poésie se débilite. A mesure que la philosophie progresse en se purifiant des sens, la poésie ne cesse de s’éloigner de la nature des hommes », déplorait Vico[10]. Diderot, dans les Entretiens sur Le Fils naturel, en jugera de même : « Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant ».

Une ère nouvelle commence quand, au début du 19ème siècle, sous l’influence du romantisme allemand, de l’Aufklärung au Sturm und drang, sont définis des principes unificateurs entre poésie et philosophie. « Ce qu’il était impossible de faire, tant que philosophie et poésie étaient séparées, est fait et achevé. Le temps est donc venu de réunir les deux[11] », proclame Friedrich Schlegel, en 1800. Schelling, considérant que l’activité esthétique est la clé de voûte de la réflexion philosophique, affirme que « l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées est un acte esthétique[12] ». Et, Hölderlin : « A la fin ce qui est philosophiquement parlant incompatible se réunit dans la source mystérieuse de la poésie[13] ». La modernité philosophique se caractérise par son refus du modèle platonicien, des normes et hiérarchies qu’il prescrit et ordonnance. Entre poésie et philosophie les interactions se sont accrues : « Hegel pour Mallarmé, Bergson pour Machado ou Schopenhauer pour Borges, ont autant compté que Hölderlin pour Heidegger, Artaud pour Foucault, Celan pou Derrida ou Gherasim Luca pour Deleuze[14] ». « La poésie est de tous les temps, fort heureusement[15] ». Les « ennemis de la poésie sont nombreux et partout[16] ». C’est du premier d’entre eux, Platon, que provient le lieu commun selon lequel la poésie, entièrement faite de spontanéité, nuirait dans sa vigueur native au savoir  et le poète, en proie à une irrépressible violence intérieure, serait inapte à la patience de comprendre. Dans l’Anti-Platon[17], Yves Bonnefoy s’est fermement élevé contre ce préjugé. « Préparation du concept, elle est née du même souffle que lui, c'est-à-dire au premier jour du langage[18] ». Entre poésie et pensée, philosophie et poétique, se sont noués d’étranges rapports. « Est-ce que l’extrême pensée et l’extrême souffrance ouvriraient le même horizon ? Est-ce que souffrir serait, finalement, penser[19] ? » Dans le Timée de Platon, « l’être en transe qu’atteint follement la divination inspirée, révèle, par un balbutiement qui n’est même pas une parole, le secret que les prophètes, prêtres ou poètes, poètes-prêtres, seront chargés d’interpréter, c’est-à-dire d’élever jusqu’au langage humain… C’est que la divination grecque n’est pas encore langage : elle est un bruit originel que seul l’homme qui n’en est pas possédé, capable d’entente et de mesure, peut saisir en parole et en rythme[20] ».


DELIAISON DU POETIQUE ET DU POLITIQUE

 

Dans un article intitulé « Renaissance de Goethe », Philippe Sollers a évoqué en ces termes la rencontre insolite et cocasse de Napoléon et de Goethe, en 1808, à Erfurt. Napoléon semble dominer le monde, Goethe est très célèbre. L’Empereur qui a le Werther de Goethe dans ses bagages convoque l’auteur, le regarde et lui dit :

-          Vous êtes un homme.

L’autre s’incline. 

-          Quel âge avez-vous ? 

-         Soixante ans.

-         Vous êtes bien conservé.

Et puis, la phrase fameuse :

-         Venez à Paris, le destin, désormais, c’est la politique.

Cette répartie, restée pour cela justement fameuse, telle que la formule le chef d’Etat, l’homme politique qu’est Napoléon à l’adresse du poète qu’est Goethe, contient une opposition explicite du poétique et du politique, de l’acte poétique et de l’action politique qui, implicitement, renvoient à l’opposition qu’établissait Platon, dans la République, conformément aux postulats socratiques, au premier commencement de la tradition philosophique grecque, entre poésie et philosophie, mythologie et historiographie. « Si donc un homme en apparence capable, par son habilité, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable ; mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans notre cité et qu’il ne peut y en avoir ; puis nous l’enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronnée de bandelettes[21] ». Les rapports entre poésie et philosophie sont, de prime abord, pour Platon, conflictuels. Le poète, assure-t-il doit être sans recours rejeté hors des limites de la République idéale. Seuls les esprits géométriques aux idées claires et distinctes peuvent y jouir du droit de cité. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », stipulait l’inscription gravée au fronton de l’Académie.

L’histoire de la déliaison du poétique et du politique se confond avec celle de la déliaison du poétique et du philosophique. Henri Meschonnic fait l’observation suivante : « La poétique commence dans la philosophie et elle y commence bien. C’est plus tard qu’elle a mal tourné. Elle commence bien par ce qu’elle est, chez Aristote, une pièce de sa cohérence, dont elle a toute la force : précisément parce qu’elle est inséparable de la rhétorique, de l’éthique et du politique… Ce qui définit la poétique formelle contemporaine depuis le structuralisme et même chez les formalistes russes, c’est l’oubli de l’étique et du politique et d’une certaine façon aussi l’oubli de ce qu’était la rhétorique chez Aristote »[22]. Il importe, poursuivait-il, de procéder à une « critique de l’hétérogénéité des catégories de l’esthétique, de l’éthique et du politique, telles que le 18ème siècle les a constituées, que le 19ème siècle les a développées et le 20ème siècle diversement rejetées ou continuées[23] ». La déliaison du poétique et du politique est un héritage de l’exclusion platonicienne, laquelle eut pour effet d’occulter une dimension fondamentale, celle du lien social des hommes dans une relation dialectique violente ou feutrée du poétique et du politique. Si la politique peut être définie comme une « disposition de l’agir humain et de la communauté humaine, antérieur à toute constitution », il est aussi vrai que « le poète appartient au politique [24]».

 

LA POESIE EST D’EMBLEE POLITIQUE

 

« Il y eut un temps où l’écrivain, comme l’artiste, avait rapport à la gloire. La glorification était son œuvre, la gloire était le don qu’il faisait et qu’il recevait. La gloire, au sens antique, est le rayonnement de la présence (sacrée ou souveraine)… La gloire est la manifestation de l’être qui s’avance dans sa magnificence d’être, libéré de ce qui le dissimule, établit dans la vérité de sa présence découverteA la gloire succède la renommée. La renommée est reçu plus étroitement dans le nom… Le pouvoir de nommer, la force de ce qui dénomme, la dangereuse assurance du nom (il y a danger à être nommé) deviennent le privilège de l’homme capable de nommer et de faire entendre ce qu’il nomme. L’entente est soumise au retentissement. La parole qui s’éternise dans l’écrit, promet quelque immortalité. L’écrivain a partie liée avec ce qui triomphe de la mort ; il ignore le provisoire ; il est l’ami de l’âme, l’homme d e l’esprit, le garant de l’éternel… A la renommée succède la réputation ». Réputé, l’écrivain est connu du public. Publier, c’est rendre public. « Dans le public il n’y a de place pour aucune personne déterminée et pas davantage pour des structures sociales déterminées, famille, groupe, classe, nation. Personne n’en fait partie, et tout le monde lui appartient... Quelles que soient les rigueurs des censures et les fidélités aux consignes, il y a toujours, pour un pouvoir, quelque chose de suspect et de malvenu dans l’acte de publier ». L’acte de publier fait exister le public. C’est un acte qui, indéterminé, échappe aux déterminations politiques les plus fermes. « Quand deux écrivains se rencontrent ils ne parlent jamais de littérature (heureusement), mais leur premier mot est toujours de politique ». Les écrivains « sont d’autant plus sous l’attrait politique qu’ils se tiennent davantage dans le frémissement du dehors, au bord de l’inquiétude publique et à la recherche de cette communication d’avant la communication dont ils se sentent constamment invités à respecter l’appel... Lorsque l’écrivain s’occupe aujourd’hui de politique, avec un élan qui déplait aux spécialistes, il ne s’occupe pas encore de politique, mais de ce rapport nouveau, mal aperçu, que l’œuvre et le langage littéraires voudraient éveiller au contact de la présence publique ». Quand l’écrivain parle de politique, c’est déjà d’autre chose qu’il parle : d’éthique ; parlant d’éthique, c’est d’ontologie ; d’ontologie, c’est de poésie ; parlant enfin de littérature, « son unique passion », c’est pour en revenir à la politique, « son unique passion[25] ».

                                                                                                                  RogerTOUMSON                                                                                                                Belle-Rivière

Sainte-Rose, avril 2006



[1] C'est-à-dire du point de vue de la « poésie » puisque le mot « littérature » est d’abord à prendre, au sens large qui est initialement le sien, considéré sous les catégories de la « mimesis » et de la « fiction », dans « l’Art poétique » d’Aristote – et telle est encore précisément le cas chez Goethe -, synonyme de « poésie ».

[2] Yves Bonnefoy, « La seule réalité, c’et l’être humain engagé dans sa finitude », entretien in Magazine Littéraire, n° 421, juin 2003

[3] Idem Ibidem, pp.22-24

[4] Philippe Lacoue-Labarthe, « Poésie, philosophie, politique » in La Politique des poètes, Paris, Albin Michel, 1992

[5] A. Badiou, « La poésie en condition de la philosophie » in Revue Europe, janvier-février 2000, p.70

[6] Platon, Théétète

[7] Aristote, Métaphysique

[8] Gilles Gaston Granger, Remarques sur l’usage de la langue en philosophie, revue Langages, N°35

[9] Nietzsche, La naissance de la tragédie in Œuvres philosophiques complètes, T1, p.102

[10] G. Vico, Origine de la poésie et de droit in La Science Nouvelle, Paris, Gallimard, 1993, Livre II, p.131

[11] Cité in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, l’Absolu littéraire, Paris, Le Seuil, 1978, p.95

[12] Idem, Ibidem, pp. 39-40

[13] Cité in Dictionnaire universel des littératures, Paris, PUF, 1994, p. 2822

[14] J. Ancet, La voie de la mer in Revue Europe, janvier-février 2000 p.19

[15] Yves Bonnefoy, La seule réalité…, p.26

[16] Idem, Ibidem, p.26

[17] Yves Bonnefoy, Anti-Platon, Aimé Maeght Editeur, 1962

[18] Yves Bonnefoy, La seule réalité…, p. 26

[19] Maurice Blanchot, Le livre à venir, p. 58

[20] Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 109

[21] Platon, La République, Livre III

[22] H. Meschonnic, Les Etats de la poétique, Paris, PUF, 1985, p. 92

[23] Idem, Ibidem, pp. 21-22

[24] Jacques Rancière, « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » in La Politique des poètes, Albin Michel, 1992

[25] Maurice Blanchot, Le livre à venir, pp. 333-338