L'archipel démultiplié



PLUIES DE PIERRES



                                                                       @Malani
1 – GRANDS FONDS

Celui qui parle se tenait en silence au bord d’une très ancienne étendue d’eau. C’était une mer intérieure. La vague s’épand sur le sable humide où elle retombe. Sa pensée s’achemine dans l’ombre où rien ne brille hormis la trace où quelque chose luit.
Tracée d’une eau plus sombre que la nuit, qui naît et meurt, anticipe et succède à chaque ensoleillement. C’est une eau lustrale d’avant le soleil.
Il a le visage immergé à fleur d’eau, sans voix, tourné vers la nue, éclairé dans l’ombre par les reflets de tout ce qui d’une image obsédante sans cesse revient.
Sur l’axe de rotation de la terre, du pôle nord aux Tropiques, les espèces végétales croissent selon l’inclinaison de l’ombre. Les forêts les plus hautes s’élèvent dans l’obscurité comparse des forêts de pluie.
Sur l’axe de symétrie de la Rivière Salée, les mangliers ont des racines aériennes multipliantes. Deux espaces et deux temps dans un même corps sexué, sous tension, aimantés, magnétisés. Les saisons détournent leurs cours, rivières et ravinières, remontant à la source, gravissent la montagne.
Au dessous des profondeurs abyssales où la vie a puisé, le murmure, le gémissement, la plainte d’une ancienne joie volcanique foudroyée, l’entière demeure du temps écoulé, vestige persistant des siècles et des siècles. Chaque levée de corps exhume la part intime de l’ombre que ce corps a portée. C’est une corne de brume sur la savane désolée qui, comme une bande de parchemin autour d’un bâton, se déroule en arrière de soi. A la vérité, rien ne la fait taire, lors même de la levée du corps, ombre divagante dans la moiteur des palétuviers.
La barre de l’île est l’index de l’horizon. Elle érige un axe entre deux terres qu’elle oppose à la source invisible d’une origine commune qu’elle recèle. Au sud, le dôme volcanique de la Soufrière, au nord, les lignes de faille des Grands Fonds, dépressions nerveuses d’une mer qui s’est retirée, jadis, de bondissements en fouissements, au fond de l’abîme, comme un remords.
« Abymes » : ce lieu-dit garde l’héritage d’une ancienne domination dont l’énigme n’est pas entièrement résolue. Sans limite assignable, l’abîme est un gouffre naturel; précipice insondable, il a, avec les attributs de la profondeur, dans le sens vertical, de la base au sommet, les dimensions d’une hauteur vertigineuse, incommensurable.
Les abysses occupent, à plus de deux mille mètres de profondeur, soit plus de la moitié de la surface du globe terrestre. Obscurité totale, dépendance trophique absolue de la faune subordonnée aux ressources des zones superficielles éclairées. Aveugle ou à l’inverse pourvue de très gros yeux, telle est la loi de l’espèce : ou bien monter afin d’y capturer les proies vivantes d’un habitat superposé ou bien happer au passage les ossements descendus vers les fonds comme une neige incessante, ou encore, plus bas, tout au fond, dans l’impalpable boue des profondeurs, brouter les résidus.


                                                                         @Malani

2 – ONDEE

Des bandes nuageuses accompagnées d’orages et de pluies remontent du sud-ouest. La houle déferle, dévastant les rivages. La mer déhale les rochers suspendus au-dessus de l’abîme que sont les îles saturées de vent et de trombes d’eau.
La tempête hourclait. Ses rugissements de buffles innombrables se mêlaient aux craquements des massifs. On eût dit que la terre, une fois de plus, tremblait de la tête aux pieds, que des sommets deux coulées bouillonnantes de soufre liquide en flammes, pourchassant telles des typhons indiens des hordes en déroute de mouettes, de foulques, de cormorans, de frégates, battant de l’aile, cherchant un vain refuge en gémissant, de corps humains expirants, dévalant les pentes abruptes, écrasaient les bordures littorales sous un déluge d’éboulis. Peu à peu, les pluies diluviennes s’amenuisèrent. Enfin l’averse s’arrêta. Ce ne fut pas l’accalmie. Le vent soufflait rageusement encore. Les vagues, à la lueur des pâles rayons qui transperçaient la muraille grise des nuages, redoublaient d’énergie, les brisants montaient plus haut que les falaises.
Du vent et de l’eau, plus qu’il n’en faut.
C’est un peu comme une cheminée que l’eau chaude, évaporée de la mer, avitaille en carburant.
Une formidable énergie se dégage de cette monstrueuse machine thermique. Quand la vitesse du vent double, l’énergie libérée quadruple.
La tempête est un tourbillon. Circulaire, elle avance en tournant sur elle-même, en un double mouvement de rotation. Dans l’hémisphère boréal, elle tourne de droite à gauche, dans l’hémisphère austral, de gauche à droite. C’est la loi de Reid.


3 – L’ŒIL

Au centre du cercle, il y a l’œil où s’équilibrent la force centrifuge de la rotation des vents, qui tend à écarter toutes les masses d’air, et la force d’attraction des faibles pressions qui tend à rabattre sur l’axe chacune des masses d’air. Il faut en croire les marins, l’œil est une zone si calme qu’une bougie y reste allumée ; souvent le ciel, dégagé, laisse voir les étoiles ; la forme en est habituellement celle de l’entonnoir : « je me vis comme au fond du cratère d’un énorme volcan, autour de nous, rien que des ténèbres, en haut, une échappée et un peu de lumière ».
Tout d’un coup, un calme olympien se fit, la lune apparut dans un halo de nuages fins comme de la gaze, un zéphyr soufflait faiblement. Trente minutes plus tard, soudain, les canonnades de la fin du monde derechef se firent entendre à haute altitude : l’œil du cyclope accourait, escorté de pluies torrentielles. Une nuit de terreur commence. L’œil, exorbité, aveugle, effrayant, tel une outre erratique, crevée, pleine-lune cauchemardesque au milieu d’un ciel étoilé, limpide, qu’encadre les parois verticales d’un mur bétonné de nuages noirs et d’averses diluviennes, passe.


4 – CRUES

A l’avant, sous les coups de boutoir du bélier des vents en furie, s’entasse à la surface des flots, d’une énergie diabolique, plus véloce que le cyclone lui-même, qu’elle précède parfois à 1000km de distance, une houle qui provoque, par l’effet d’une immesurable accumulation d’eau, une élévation par aspiration du niveau de la mer.
Des tonnes d’eau tombent du ciel.
Pluies diluviennes, vents, houle cyclonique, marée de tempête, rivières et ravines en crue, inondations déversant de l’eau de mer corrosive, qui, en quelque jours, voire en quelques heures, provoquent des glissements de terrain, ensevelissant villes et villages. Orageuses, à des intensités qui peuvent dépasser soixante millimètres en une heure, plus de cinq cents millimètres en vingt quatre heures, les pluies trainent leur convoi funèbre de coulées de boue, d’inondations. Les précipitations qui ne dépendent pas de l’intensité mais de la vitesse de l’ouragan sont accentuées par les reliefs, les cours d’eau enflent, gonflent, débordent, se répandent dans les vallées.
L’orage, la foudre, le tonnerre, les éclairs.
Indivis, réunis dans l’attente imminente de la fin, foudroyés sont les humains. L’éclair fulgure, scalpel déchirant la nue, cutter qui strie, hachure un ciel couleur de cendre, gris foncé, bleu nuit, presque tout entier vêtu de noir. L’éclair est l’image d’une fureur incendiaire. L’orage est le rugissement de fureur d’une nuit au plafond bas. Il accable des créatures abasourdies, hébétées. Le tonnerre accouru précède la masse nuageuse obscure en roulant dans un étincellement poussiéreux de forges qui grondent, ahanent, des montagnes dépliées qui craquèlent, s’affaissent et s’effondrent de l’empyrée aux quatre horizons. Silence immobile des lieux-dits, d’une immobilité inerte, rigide, cataleptique, d’une seconde à la suivante, de minute en minute, d’une immobilité croissante, plus grande qu’à l’instant d’avant, quoique insensible, non comptable puisque suspendue, hors du temps, incommensurable à la précédente et pourtant d’une immobilité plus fixe, plus anxieusement figée. Quand, tout à coup, la foudre fend les airs, l’eau gicle, inonde toutes les terres. A la surface des flots emmêlés, confondus dans la débâcle des souches, branches, troncs de haute futaie déchiquetés, éboulis, gravats et agrégats.


5 – SALINES

La mer est la grande route des nations. L’eau de mer, dit Michelet, une sorte de lait originel, un bouillon de culture, « fœtus à l’état gélatineux qui absorbent et qui produisent la matière muqueuse, encombrent les eaux, leur donnent la féconde douceur d’une matière infinie où sans cesse de nouveaux enfants viennent nager comme en un lait tiède ; le fleuve, dit Paul Claudel « liquéfaction de la substance de la terre ; il est éruption de l’eau liquide enracinée au plus secret de ses replis, du lait sous la traction de l’Océan qui tête ».
Deux éléments sont indispensables à la vie des hommes : l’eau et le sel. La plupart des grands mythes fondateurs évoquent l’existence d’une eau antérieure à la création de la terre. Les représentations du « grand abîme », du « chaos originel », désignent cette « eau primordiale ». Avant la création, le monde fut, selon la Genèse, un nuage ténébreux, masse confuse, informe, où prédominait l’élément liquide. Dieu, en créant la Terre amassa les eaux d’en-bas, mers, fleuves, rivières et sources, les sépara des eaux de pluie, celles d’en-haut, puis rassembla toutes les eaux dans les profondeurs de la terre. Dans ce réservoir souterrain jamais les sources, les rivières et les fleuves ne se mélangèrent aux eaux de la mer, laquelle entourait la terre comme un boulevard de ceinture.
Le problème fut dès lors posé de l’origine des sources et des fleuves, de la salinité des eaux de mer, du possible retour de celles-ci à la douceur. De l’action du soleil et des planètes, de l’exsudation du relief sous-marin et de la dissolution des grandes montagnes de sel sous-marines, résulta, pensait-on, l’amertume des eaux marines, l’infiltration dans les viscères de la terre expliquant en échange leur dessalement, en raison du postulat de l’antériorité de l’eau douce, à qui, en tant que telle, parce que primordiale, est conféré le privilège de la pureté. Tandis que l’eau salée supplicie qui l’avale ou s’y engloutit, l’eau douce désaltère. Les rivières et les fleuves, les uns aux autres, relient les hommes. La mer, elle aussi, à ceci près qu’elle n’ouvre pas le chemin. Aucune route n’est tracée sur l’onde.


Roger TOUMSON,
Belle-Rivière
Novembre 2006