L'archipel démultiplié

 Introduction à Portulan N°5, Poésie état présent, à paraître, 2008

« POETICA »

 


                                                      @Malani

Sont ici réunis, sur l’autre rive, méditerranéenne ou atlantique, des poètes d’horizons divers et de saisons variées -Moyen-Orient, Amériques Noires, Caraïbes, Amériques Latines-.  En franchissant les frontières naturelles de l’espace et du temps, des biographies, des logiques et des langues, des histoires et des destins, par delà les courants, mouvements et affiliations qui font, dans le cadre de chaque histoire appropriée, la vie même de la poésie, se rassemblent dans une proximité féconde les éléments d’une diversité qui compose aujourd’hui les richesses de la création poétique à l’échelle d’une « civilta vasta come la terra ». Certes. Mais, encore, là encore, faut-il obstinément reposer la question : l’expérience des poètes, leurs pensées, écritures, dictions, permettent-elles qu’advienne désormais une poétique qui sinon commune serait du moins partageable ? Comment la poésie passe-t-elle les frontières ? Et dans quelle conversion ou conversation des langues ?  Les plus hétérogènes ou contradictoires soient-elles, assumant leurs conditions, toutes les poétiques, translucides ou opaques, se confrontant l’une à l’autre, parce que saisies d’un même effroi, signifient au présent immédiat les réalités d’un monde entier à bien des égards si inquiétant. Les épreuves de part et d’autre endurées confèrent à leurs voix inlassables, toujours actives, les inflexions dont se tissent les liens qui, tel un fil d’Ariane, à travers les réseaux inextricables des dédales, dans les cavités flexueuses du labyrinthe, les rattachent les unes aux autres. Le poète profère aux lieux et circonstances d’une ultime confrontation aux violences, réelles ou symboliques, d’une oppression. Toute instance répressive, n’a-t-elle pas pour visée l’extinction des feux, d’éteindre, de faire taire, au foyer d’irradiation de la voix, la parole poétique redoutée parce qu’inextinguible, quitte à recourir à la plus sûre de toutes les mesures préventives ou punitives : le bâillon sur la bouche et sur la main le clou. Puissance de négativité, le poème dit non, non à la négation. Par cette force de négation, elle fait effraction, frayant le passage sur toute la profondeur de la perspective aux insurgences et aux dissidences.

 

                                      Ilet Caouane, Deshaies @Malani

Pour caractériser la situation actuelle de la poésie, autant qu’à l’œuvre elle-même, c’est au mouvement qui conduit jusqu’à elle qu’il faut d’abord s’intéresser. Quand advient le poète, l’œuvre fait événement. L’avènement du poète et l’événement que fait advenir l’œuvre coïncident. « L’œuvre est le signe sensible d’un événement central de l’esprit ». C’est un phénomène auquel sont constamment liés la littérature et l’art : tout poème a pour sujet « tacite ou manifeste son accomplissement comme poème… Le mouvement d’où vient l’œuvre est ce en vue de quoi elle est parfois réalisée, parfois sacrifiée ». L’expérience d’où vient l’œuvre est une épreuve extrême dont la vérité, « enfoncée dans l’œuvre où elle apparaît, visible-invisible, sous le jour distant de l’art [i]», incommunicable, sauvegarde, dans une réserve de silence, un inaltérable secret.

 

 L’expérience poétique est, de ce point de vue, exemplaire : « une sorte d’évanouissement de la personne, la rareté de l’inspiration, une grande rigueur dans la recherche, une obstination lucide à se porter vers le but ignoré, une extrême attention aux mots, à leur figure, à leur essence et, enfin, le sentiment que la littérature et la poésie sont le lieu d’un secret ». Pourquoi écrire des poèmes ? « Pourquoi ne pas se contenter d’être un homme se servant de sa langue aux fins ordinaires ? » Expérience de la douleur, l’expérience que fait le poète n’est pas seulement celle du mal être, mais encore, par-dessus tout, celle du manque d’être. « Impossibilité pour l’homme d’échapper à l’être… L’être, ce n’est pas inexprimable ». Comme Hölderlin et comme Mallarmé, Artaud l’affirme : « l’inspiration est d’abord ce point pur où elle manque ». Mais ce manque n’est jamais le même. Ce manque n’est pas pour chaque poète le même. Chaque poète comme chaque poème est unique. La part de chaque poète lui est propre. Quand nous lisons le poème, « nous apprenons ce que nous ne parvenons pas à savoir : que le fait de penser ne peut-être que bouleversant ; que ce qui est à penser est dans la pensée ce qui se détourne d’elle et s’épuise inépuisablement en elle… Souffrir et penser sont liés d’une manière secrète, car si la souffrance, quand elle devient extrême, est telle qu’elle détruit le pouvoir de souffrir, détruisant toujours en avant d’elle-même, dans le temps où elle pourrait être ressaisie et achevée, comme souffrance, il en est peut-être de même de la pensée[ii] ».

 

                                                          @Malani

Hommage au poète dont le verbe est véritablement mélodie, couplet et refrain d’un chant d’insurgence. Sous sa plume, les mots que ternit l’usage ordinaire retrouvent leur éclat. Allégées de la pesanteur des normes langagières ses métaphores prennent leur envol vers les hautes altitudes de la pensée. Son verbe créateur exprime une exigence de vivre, dénombre les sursauts d’une nécessité de vie qui sous toutes les formes surgit, grandit, s’accroît, réfléchie au miroir sonore de ses strophes altières comme la plus immédiate réalité. Poète : une lourde responsabilité s’attache à  ce nom impérieux car, au premier moment de répondre à l’appel de la vocation, il a une exacte conscience du poids des responsabilités à assumer et de la rigueur du devoir à accomplir. Il sait de quel prix rémunérer les dons qui lui sont échus, quels efforts requiert l’activité créatrice. Ce titre et cette consécration, il ne les doit pas seulement à la grâce comme à la force de sont esprit, mais encore et surtout à ce qu’il doit miraculeusement préserver, la noble et native pureté de sa vie intérieure. Répondant à l’appel d’une vocation, le poète répond à l’appel que la vie lance à tout homme, exigeant de celui-ci qu’il intervienne activement en elle, qu’il se mêle aux réalités pratiques du monde immédiat. Dans le cadre étouffant des hiérarchies sociales, triment et peinent des masses asservies, muettes, aphones : multitude d’âmes sans voix, d’existences anonymes, déshéritées, déshistoricisées. C’est l’honneur du poète que de rendre, poussé par le sentiment d’une responsabilité collective, un hommage fervent à la force physique et morale de ce grand corps dédaigné, de s’en être senti moralement responsable, de se faire le porte-parole, le porte-voix ce ceux qui sont sans voix, de transmettre au monde ses désirs, ses pensées, ses idées. Soudain se produit ce miracle : le muet de toujours se met à parler. Le voici doté d’une bouche. Une voix sort de se poitrine oppressée. Un homme a surgi de son sein gigantesque, un poète. En son œuvre s’accomplit  « le plus sacré des devoirs pour un écrivain qui est, comme l’a dit Stefan Zweig à propos de Maxime Gorki, « d’abolir les différences entre les hommes, de réduire les distances et de conduire les peuples et les classes vers l’unité finale humaine et universelle [iii]».

 

Il y a dans la pensée « cette indigence qui nous fait pressentir que penser, c’est toujours apprendre à penser moins qu’on ne pense, à penser le manque qu’est aussi la pensée et, parlant, à préserver ce manque en l’amenant à la parole ». Cette expérience a ceci de paradoxal que les termes du mouvement y sont inversés. Il y a « en premier lieu la dépossession, et non plus la « totalité immédiate » dont cette dépossession apparaissait d’abord comme le simple manque. Ce qui est premier, ce n’est pas la plénitude de l’être, c’est la lézarde et la fissure, l’érosion et le déchirement ». De la plénitude de l’être, plénitude totale, seule témoigne « la formidable puissance qui la nie, négation démesurée, toujours au travail et capable d’une prolifération de vide infinie ». Nous devons donc beaucoup au poète dont la poésie nous transmet l’essentiel : un empressement initial, une hâte du refus, sa grande révolte fondamentale. Nous lui savons gré de rendre sensible, une vraie parole, une parole du vrai. Par sa dévotion du rythme et son accent, sa parole, jamais entendue auparavant et qui censément ne le sera jamais, se double d’un écho préalable. La poésie : la force de dire non. Telle est sa grandeur véritable. La négation : une formidable puissance. Négation démesurée, toujours au travail et infiniment apte à des proliférations sans fin. Le combat toujours perdu « est toujours repris plus bas. L’impuissance n’est jamais assez impuissante, l’impossible n’est pas l’impossible ».  La négativité est sa force combattante. Cette force de combat est à la mesure de la force adverse qu’elle combat : le non-être, le néant, le vide. Car ce vide est un vide actif. La négation est vocative. Elle est un appel, une revendication, une injonction contradictoire ou non, indifféremment. Elle détermine un « oubli qui, ne souffrant pas d’être oublié, exige ». Chaque combat est un épisode de la lutte pour la vie, « ce jaillissement, cette vivacité fulgurante dont il ne peut tolérer la perte[iv] ». La vie, la vraie vie, est ce jaillissement qui ne peut être vécu sinon dans l’unité retrouvée de cette fulgurance et de la pensée. La poésie est protestataire. Ce contre quoi elle proteste obstinément ? La navrante séparation de la pensée et de la vie.

 

                                                     @Malani

Comment être poète dans un monde si peu enclin à la poésie ? Poète, il est, poète, il demeure, immuablement, invariablement, dans chacun de ses mots, dans chacun de ses actes. Poète, il ne l’est pas seulement dans l’exaltation, dans ces imprévisibles, improbables et trop brefs instants de plénitude sensible où, comme le rêve dans la réalité, le monde extérieur fait irruption au-dedans d’un être, dans l’étonnement de l’âme. Comme pur artiste, pas un instant où, au plus concret de l’engagement, au moment même de l’action, il ne cesse de se préoccuper de créer. Dans chaque poème s’affirme une foi inébranlable dans la mission du poète. Qui sondera jamais le mystère de cette vocation ? Par quelle filiation ? « Qui pourrait, en effet, préciser les origines du poète, de cet être mystérieux entre tous, capable de redonner soudain aux mots millénaires un aspect entièrement nouveau[v] ? » Pour quelle raison le poète fait-il irruption, en temps et lieu, parmi nous ? Son avènement est un miracle renouvelé dont notre humanité s’émerveille. Que surgisse celui-là qui, notre contemporain immédiat, notre semblable, notre égal, s’avance dans la lumière irradiante, d’une aisance souveraine, alors s’accomplit cet événement extraordinaire, inouï : dans l’inflexion de sa voix il y a comme une sorte de force magnétique, d’énergie aimantée qui vibre si intensément qu’il n’est pas un seul qui n’entende résonner en lui, par le cœur et par l’esprit, l’ample, l’éloquente déclamation d’une strophe.

 

                                                   @Malani

Nous nous émerveillons de l’avènement du poète, nous admirons la noble assurance avec laquelle il accède d’un seul et même élan à la plénitude de son art. Nous partageons le sentiment qu’il atteint, à l’apogée du lyrisme, au sommet d’une première perfection de l’art poétique dont il nous apporte la révélation. Les poèmes qu’il rapporte de ses audacieuses explorations des ténèbres et du désastre, sont sans précédant. La hardiesse de l’entreprise force l’admiration et le respect. Nous sommes éblouis de métaphores étranges, d’antithèses grandioses. Le mérite du poète, lutteur héroïque est de forcer la langue dans ses derniers retranchements. L’objectif qu’inlassablement il poursuit est de décrire l’indescriptible, de penser l’impensable, de nommer l’ineffable. Créateur inépuisable il s’applique à expliquer l’indicible. Il parvient à peindre l’abstraction au moyen d’images verbales dont il fait une représentation métaphorique. Pour y atteindre, il lui faut rompre les barrières de la langue, franchir les limites de l’intelligible, saisir l’insaisissable, exprimer l’inexprimable. Il choisit, pour engager cette épreuve de force, pour en expérimenter les possibilités inédites, d’ajuster à son rythme, aux scansions d’une prosodie dont il détient les clés, un idiome qui jusqu’alors n’avait pas été fait à cet usage.

 

                                                                                              Roger TOUMSON

 



[i] Maurice BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, réédition, Folio-Essai, 2001, p.51

[ii] Idem ibidem pp.55, 58, 79, 80, 118

[iii] Stefan ZWEIG, « Maxime Gorki » in Souvenirs et Rencontres,  Paris, Editions Bernard Grasset, 1951, p.117

[iv] Maurice BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, réédition, Folio-Essai, 2001, p.57

[v] Stefan ZWEIG, « Maxime Gorki » in Souvenirs et Rencontres,  Paris, Editions Bernard Grasset, 1951 « Adieu à Rilke »,  p.88